1. Introduction
Bonjour et merci à Votre Excellence Monsieur Holliday pour votre accueil chaleureux. Je remercie aussi vivement Politico d’avoir coorganisé l’événement d’aujourd’hui, dans l’esprit de ce que défendent nos organisations : rapprocher les individus et aider à mieux appréhender les défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés.
Ma présence ici au Meridian House, cette splendide maison sur une colline, me rappelle cette citation de Nelson Mandela : « J’ai découvert ce secret : après avoir gravi une haute colline, tout ce que l’on découvre, c’est qu’il en reste beaucoup d’autres à gravir. »
C’est un peu ce qui s’est passé pendant les trois dernières années. Nous avons gravi de hautes collines, les unes après les autres, pour constater qu’il en restait encore beaucoup à franchir. D’abord la COVID est arrivée, puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’inflation, et enfin une crise du coût de la vie qui a frappé tout un chacun.
Jusqu’à présent, nous avons été des alpinistes résilients mais la voie qui reste à parcourir, en particulier celle qui ramène à une croissance vigoureuse, est brumeuse et semée d’embuches, et les cordes qui nous relient pourraient bien être moins solides qu’il y a quelques années à peine.
Je voudrais évoquer aujourd’hui les moyens de nous frayer un chemin le long de cette ascension difficile en nous concentrant sur la question fondamentale de la croissance : comment assurer une reprise vigoureuse à court terme, et jeter les bases d’une croissance plus forte, plus durable et plus inclusive.
2. Perspectives mondiales : une reprise insaisissable
Permettez-moi de commencer par le paysage économique. La forte reprise de 2021 a été suivie par le grave choc de la guerre que la Russie mène en Ukraine et ses vastes conséquences : en 2022, la croissance mondiale a quasiment diminué de moitié, passant de 6,1 % à 3,4 %.
Ce ralentissement s’est poursuivi cette année. Bien que contre toute attente, les marchés de l’emploi et les dépenses des ménages aient fait preuve de résilience dans la plupart des pays avancés, et que la réouverture de la Chine soit encourageante, nous nous attendons à ce que la croissance de l’économie mondiale soit inférieure à 3 % en 2023.
Comme vous le verrez dans les Perspectives de l’économie mondiale que nous publierons la semaine prochaine, la croissance reste faible comparativement au passé, tant à court terme qu’à moyen terme. En outre, on observe de grandes différences entre les groupes de pays.
Les pays émergents créent une certaine dynamique : tout particulièrement en Asie, où l’on voit une lueur d’espoir. En effet, l’Inde et la Chine devraient représenter la moitié de la croissance mondiale en 2023.
Pour d’autres pays, la pente à remonter est plus raide. L’activité économique ralentit aux États-Unis et dans la zone euro, où la hausse des taux d’intérêt pèse sur la demande. Environ 90 % des pays avancés devraient voir leur taux de croissance diminuer cette année.
Dans les pays à faible revenu, la hausse des coûts d’emprunt survient alors que la demande de leurs exportations fléchit. On constate que la croissance du revenu par habitant y reste inférieure à celle observée dans les pays émergents. C’est un revers majeur, et les pays à faible revenu vont peiner encore davantage à rattraper leur retard.
La pauvreté et la faim pourraient s’aggraver, en suivant une tendance dangereuse déclenchée par la crise de la COVID.
Les mesures énergiques et coordonnées de politique monétaire et budgétaire prises ces dernières années ont permis d’éviter une situation bien pire. Mais alors que les tensions géopolitiques s’intensifient et que l’inflation reste élevée, une reprise vigoureuse reste insaisissable, ce qui compromet les perspectives de tous, en particulier les personnes et les pays les plus vulnérables.
3. Trois actions prioritaires
Que faudrait-il faire pour ouvrir de meilleures perspectives de croissance à court et moyen termes ? D’après moi, nous allons devoir gravir trois grandes collines.
La première colline est la lutte contre l’inflation et la sauvegarde de la stabilité financière.
Il ne peut y avoir de croissance vigoureuse sans stabilité des prix, et sans stabilité financière. De nos jours, les deux exigent que les pouvoirs publics leur prêtent attention.
Les banques centrales ont eu beau relever les taux d’intérêt de la façon la plus rapide et la plus synchronisée depuis des décennies, l’inflation hors énergie et alimentation est restée obstinément élevée, en partie du fait de la pénurie de main-d’œuvre que connaissent de nombreux pays.
Dans le même temps, la lutte contre l’inflation est devenue plus complexe, les pressions qui pèsent depuis peu sur le secteur bancaire aux États-Unis et en Suisse rappelant combien il est difficile de passer rapidement d’une période prolongée de faibles taux d’intérêt et de liquidités abondantes à des taux beaucoup plus élevés et une raréfaction de la liquidité.
Elles ont mis en lumière les défaillances dans la gestion des risques dans certaines banques, ainsi que les lacunes de la supervision. Mais elles ont également montré que le secteur bancaire a accompli des progrès considérables depuis la crise financière mondiale de 2008.
De façon générale, les banques sont aujourd’hui plus solides et résilientes, et les pouvoirs publics ont pris des mesures remarquablement rapides et globales ces dernières semaines. Ceci dit, les éventuels facteurs de vulnérabilité latents, au sein des institutions bancaires, mais aussi non bancaires, restent préoccupants, et l’heure n’est pas à l’autosatisfaction.
Dans ces conditions, quelles sont les conséquences pour la politique monétaire ? Tant que les pressions financières restent limitées, nous nous attendons à ce que les banques centrales gardent le cap dans la lutte contre l’inflation, en maintenant une orientation restrictive pour éviter un désancrage des anticipations inflationnistes.
Dans le même temps, elles devraient faire face aux risques pour la stabilité financière dès qu’ils apparaissent, en fournissant des liquidités de façon appropriée. L’essentiel est de surveiller attentivement les risques au sein des banques et des institutions financières non bancaires ainsi que dans des secteurs comme l’immobilier commercial.
Autrement dit, les banques centrales devraient continuer de recourir aux taux d’intérêt pour combattre l’inflation, tout en utilisant les politiques financières pour assurer la stabilité financière. C’est ainsi qu’il faut procéder tant que les pressions financières restent limitées. Si la situation venait à changer, les décideurs seraient confrontés à une tâche encore plus complexe, et devraient faire des arbitrages difficiles entre les objectifs d’inflation et de stabilité financière et l’usage des divers instruments dont ils disposent. C’est pourquoi ils doivent être plus vigilants et réactifs que jamais.
Sur le plan budgétaire, il est essentiel de poursuivre les efforts de réduction des déficits budgétaires afin de soutenir la lutte contre l’inflation et dégager un espace budgétaire pour faire face aux crises futures. Mais ces efforts doivent aller de pair avec une aide en faveur des plus vulnérables, surtout ceux qui sont encore en proie à la crise du coût de la vie.
L’ascension est donc difficile : il s’agit de s’attaquer à l’inflation, de protéger la stabilité financière et de sauvegarder la cohésion sociale. Viser juste présente l’avantage de maintenir les grands pays avancés sur une voie étroite qui permet d’atterrir en douceur, et de protéger les pays émergents et les pays en développement les plus vulnérables de retombées nuisibles.
Passons maintenant à la deuxième colline : améliorer les perspectives de croissance à moyen terme.
Selon nos prévisions, la croissance mondiale va rester autour de 3 % pendant les cinq prochaines années, notre prévision de croissance à moyen terme la plus faible depuis 1990, largement inférieure à la moyenne de 3,8 % des vingt dernières années. Il devient ainsi plus difficile de réduire la pauvreté, d’effacer les stigmates économiques de la crise de la COVID et d’offrir des opportunités nouvelles et meilleures pour tous.
Pour réussir à gravir cette colline, il faut procéder à des changements radicaux.
Il faut tout d’abord stimuler la productivité et le potentiel de croissance en réalisant des réformes structurelles, en accélérant la révolution numérique, en améliorant le climat des affaires et en renforçant le capital humain et l’inclusion. Le simple fait de combler l’écart dans la participation des femmes à la population active pourrait augmenter la production économique de 35 % en moyenne dans les pays où les inégalités entre les genres sont les plus marquées.
Nous avons également besoin d’un « grand changement vert » pour protéger notre planète et créer de nouveaux débouchés. Pour veiller collectivement au respect de l’Accord de Paris et renforcer la résilience, il faudra réorienter des milliers de milliards de dollars vers des projets verts. On estime que le développement des énergies renouvelables nécessitera à lui seul 1 000 milliards de dollars par an. Ces investissements seront aussi bénéfiques pour la croissance et l’emploi.
Il va sans dire qu’un changement radical s’impose également sur le plan de la coopération internationale pour réduire les effets de la fragmentation économique et des tensions géopolitiques, en particulier celles qu’a engendrées l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cette calamité arrache non seulement la vie à des innocents, elle aggrave la crise du coût de la vie et la faim dans le monde. Elle risque de saper les dividendes de la paix des trente dernières années, et d’aggraver les tensions dans les domaines du commerce et de la finance.
D’après nos études, le coût à long terme de la fragmentation des échanges pourrait atteindre 7 % du PIB mondial, soit à peu près l’équivalent de la production annuelle combinée de l’Allemagne et du Japon. Si l’on ajoute les effets du découplage technologique, certains pays pourraient subir des pertes allant jusqu’à 12 % du PIB. De plus, la fragmentation des flux de capitaux, y compris des investissements directs étrangers, porterait un autre coup aux perspectives de croissance mondiale. Il est sans doute difficile de quantifier les pertes qu’entraineraient tous ces facteurs, mais il est certain qu’ils ne nous poussent guère dans la bonne direction.
Cette situation n’est pas inéluctable. Les pays peuvent garantir leur sécurité économique et nationale grâce au maintien des échanges commerciaux et à une démarche pragmatique dans le renforcement de leurs chaînes d’approvisionnement. Les études du FMI démontrent que la diversification des chaînes d’approvisionnement peut réduire de moitié les pertes économiques potentielles dues aux ruptures d’approvisionnement.
Ces changements majeurs seront essentiels pour dynamiser l’économie mondiale et créer de meilleures possibilités pour tous. Mais pour nombreux pays vulnérables, ils pourraient être hors de portée s’ils ne reçoivent pas une aide supplémentaire.
Cela nous mène à la troisième grande « colline » à gravir : promouvoir la solidarité pour réduire les disparités dans le monde.
En tirant parti de la force collective de ses membres, le FMI a fourni près de 300 milliards de dollars de nouveaux financements à 96 pays depuis le début de la pandémie de COVID. L’affectation historique de 650 milliards de dollars de DTS a contribué au renforcement des réserves de nos pays membres.
Pour les pays dont les paramètres économiques fondamentaux sont solides, nos facilités à titre de précaution fournissent une marge supplémentaire ; le Maroc, par exemple, en a récemment bénéficié.
Grâce aux innovations apportées à notre gamme d’outils, notamment le guichet « chocs alimentaires » et le fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité, nous aidons nos pays membres à relever de nouveaux défis.
Nous avons également renforcé notre soutien aux pays vulnérables à revenu intermédiaire, notamment en augmentant provisoirement le montant que les pays membres peuvent emprunter au FMI. Nous avons par ailleurs apporté de nouveaux financements à des pays comme le Sri Lanka et l’Ukraine.
C’est précisément la raison d’être du FMI : être un vecteur de stabilité en période de turbulences.
Toutefois, pour les membres les plus faibles de notre communauté mondiale, une aide supplémentaire de la part des pays plus riches est essentielle.
Je souhaiterais lancer un double appel en leur nom : aidez-les à gérer la charge de la dette, qui s’est tant alourdie avec les chocs de ces dernières années ; et deuxièmement, veillez aussi à ce que le FMI continue d’être en mesure de les soutenir dans les années à venir.
Commençons par la dette. Environ 15 % des pays à faible revenu sont déjà surendettés et 45 % d’entre eux sont en situation de forte vulnérabilité liée à l’endettement. En outre, environ un quart des pays émergents sont exposés à un risque élevé de surendettement et doivent négocier des titres avec des spreads proches de ceux que l’on associe à un défaut.
Cette situation a fait craindre une éventuelle vague de demandes de restructuration de la dette et des préoccupations quant à la manière d’y faire face, au moment même où le traitement des demandes actuelles, comme celle récente de la Zambie, accuse des retards coûteux.
Pour aider à résoudre ce problème, le FMI, la Banque mondiale et l’Inde, qui préside le G20, ont récemment mis en place une table ronde mondiale sur la dette souveraine. Elle réunit des créanciers publics et privés, ainsi que des emprunteurs, pour parvenir à un consensus sur un ensemble de normes et de procédures de façon à ce que nous puissions accélérer les cas de restructuration, y compris ceux qui relèvent du cadre commun du G20.
Outre les progrès qui doivent être réalisés sur le plan du traitement de la dette, nous devons aussi renforcer la capacité du FMI à aider les pays membres les plus pauvres. À ce titre, nous avons multiplié par plus de quatre nos prêts sans intérêt depuis le début de la pandémie : 24 milliards de dollars au total. Aujourd’hui, nous demandons d’urgence à nos membres les plus nantis de nous aider à combler les déficits de financement du fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance.
C’est essentiel pour que le FMI puisse continuer à fournir un soutien vital et pour contribuer à la mobilisation de financements auprès d’autres bailleurs. Il en va de même pour notre capacité à soutenir l’ensemble nos membres. C’est pourquoi nous nous efforçons cette année de mener à bien la révision des quotes-parts, piliers de la structure financière du FMI.
Il est plus important que jamais d’approfondir notre coopération, de renforcer les cordes qui nous unissent, afin de faire face à cette question et à l’ensemble des défis économiques auxquels nous sommes confrontés. Ce n’est qu’à cette condition que nous serons capables de gravir ensemble ces collines.
4. Conclusion
Je reviens aux paroles de Nelson Mandela. Lorsqu’il s’est aperçu qu’il restait encore de nombreuses collines à gravir, il a déclaré : « Je prends un moment de répit, pour admirer la vue splendide, pour contempler le chemin que j’ai parcouru. Mais… je n’ose pas m’attarder, car ma longue marche n’est pas terminée ».
La communauté mondiale a peut-être elle aussi un long chemin à parcourir. Mais, alors que les pays membres du FMI se réuniront pour nos réunions de printemps la semaine prochaine, nous devrions garder les yeux rivés sur la perspective splendide d’une croissance plus forte et plus inclusive.
Je vous remercie de votre attention.
Kristalina Georgieva
Directrice générale du Fonds Monxétaire International