Depuis six ans, la rivalité entre les écuries Tshisekedi et Kabila ressemble davantage une querelle personnelle qu’à un débat idéologique sur la façon d’enrayer l’humiliation sociale et économique que subissent quotidiennement les Congolais, sans parler de l’hémorragie de vies et de ressources qui se poursuit à l’Est.
La levée, le 22 mai, de l’immunité parlementaire du « sénateur à vie » à vie a servi de détonateur. Le lendemain, 23 mai, Kabila a dégainé un discours au ton martial, truffé d’allusions au M23, histoire de rappeler qu’il lui reste des cartouches. Le conflit s’en trouve hissé d’un cran. En arrière‑plan, c’est la recomposition des coalitions de courtisans et de ennemis. Déjà, le concours des flagorneurs déclenche un déluge de louanges intéressées. Du plus insignifiant gratte‑papier jusqu’au grand ensorceleur, est désormais sommé d’étaler sa loyauté sur toutes les ondes, de peur d’être rayé de la liste quand se redistribueront les clés d’accès aux grosses miettes de la manne publique.
Le public observe deux tables installées côte à côte. Emporté par le vacarme des chants de supporters, il ne voit d’abord qu’un grand barnum : sur les écrans géants défilent clips triomphants et petites phrases assassines. Pourtant, derrière tout ce tapage se cache l’essentiel, les deux jeux n’obéissent pas aux mêmes règles, ni aux mêmes manières de marquer des points.
Le joueur d’échecs : Felix Tshisekedi
En rompant méthodiquement l’alliance CACH‑FCC, en neutralisant judiciairement Vital Kamerhe, puis en occupant l’une après l’autre les institutions clés, Assemblée, Sénat, CENI, Cour constitutionnelle, gouvernorats des provinces riches, Félix Tshisekedi a joué en véritable stratège d’échecs. Chaque nomination a verrouillé une nouvelle case centrale, garantissant une majorité docile, l’illusion d’un contrôle absolu de l’échiquier politique et plaçant des acteurs comme Jean‑Pierre Bemba et Bahati Lukwebo sous une laisse très courte.
Mais cette recherche de la position parfaite a viré en « surcalcul », trop de temps à consolider, trop peu à frapper. L’affaire Matata Ponyo a pris trop de temps la manœuvre visant à neutraliser Joseph Kabila et ses disciples tourne s’enlise, les dossiers anticorruptions visant ses proches stagnent ou en coma, et les réformes économiques restent lettre morte. Pendant que l’horloge tourne, Kigali à travers le M23 et les évadés politiques Corneille Nangaa, exploite les brèches laissées béantes sur le front sécuritaire, rappelant que l’initiative se perd en quelques coups mal anticipés.
La population, spectatrice d’une partie interminable, n’a toujours pas vu d’échec et mat contre l’insécurité ni d’amélioration tangible du quotidien. Le grand maître a l’avantage matériel, mais chaque minute qui s’égrène coûte vies, confiance et ressources à la nation.
Le joueur de poker : Joseph Kabila
Tout indique que Joseph Kabila aborde la politique comme une interminable partie de poker aux enjeux clandestins. Depuis qu’il a officiellement quitté la présidence, il s’est fondu derrière d’épais rideaux, laissant croire qu’il ne conserve plus qu’une poignée de jetons nostalgiques. En réalité, il repose sur un tapis plus que confortable avec des réseaux sécuritaires toujours loyaux, relais économiques bien rodés et trésor de guerre patiemment amassé durant ses années au sommet.
Son mutisme, seulement brisé par de rares apparitions publiques, entretient le flou sur la véritable taille de sa mise et sur les cartes qu’il tient jalousement serrées contre sa poitrine. Le suspense demeure : combien de jetons lui reste‑t‑il, et prépare‑t‑il un coup de bluff de dernière minute ?
Après avoir bâti tout l’appareil et verrouillé les rouages de la consolidation du pouvoir, Kabila, à force de miser sur l’effet de surprise, courait le risque de se retrouver prisonnier de sa propre opacité. Au début du duel, un simple sourire en coin suffisait à semer le doute, voire la peur, dans le camp adverse ; tant que ses rivaux hésitaient, la table demeurait dressée, prête à accueillir un nouveau coup de poker. La levée de ses immunités prouve que sa stratégie ne fonctionne plus.
Qui a le dessus, maintenant ?
En raison de sécurité politico‑économique nationale, il aurait sans doute été plus judicieux pour Tshisekedi de « domestiquer » Kabila plutôt que de s’obsession de le neutraliser. Dans le même esprit, le FCC aurait dû divorcer de CACH de son propre chef, avant que la rupture ne lui soit imposée. Mais nous n’en sommes plus là : la partie se joue désormais avec les cartes distribuées.
Force est de constater que le camp Tshisekedi manque de subtilité. Déjà, il faut dire qu’en suspendant unilatéralement le PPRD pendant que l’ADCP de Corneille Nangaa poursuit ses manœuvres en toute liberté, c’est un peu comme fermer un robinet en oubliant la baignoire qui déborde à côté. Pourtant, la levée de son immunité, provoquée par son soi‑disant aller‑retour éclair à Goma, digne d’un bluff de poker, a constitué une passe en or. Cette décision l’a propulsé au‑dessus des autres figures de l’opposition. Joseph semble avoir compris l’aubaine et s’en est immédiatement emparé.
Quoi de plus savoureux que de coiffer lauriers de « César de l’opposition » ? Kabila est devenu « l’antithèse » de Tshisekedi, aussi bien dans la conscience commune congolaise que sur la scène internationale.
Les clans tshisekediens ont visiblement engagé plus de bouffons que de jongleurs aguerris, qui, hier encore, contrôlaient le tempo la discussion battent soudain le tambour en désordre, l’œil rivé sur ses moindres gestes. Il suffit d’entendre le ministre des Affaires étrangères, qui s’est projeté en éclaireur dans l’arène d’un rodéo surréaliste, cherchant à s’agripper aux cornes de buffle jusque-là indomptable, sans que son sang-froid rien n’ait le moindre sens, et dont la réplique a davantage ressemblé à un jappement paniqué qu’à un plaidoyer solide, la nervosité suinte.
Cependant, à la suite de son discours, de sa sortie de l’ombre et de son ascendant sur la partie, la question demeure : ses partisans, ragaillardis, ont-ils vraiment retrouvé l’espoir ? Quant à son adversaire, désormais ennemi déclaré, se couchera-t-il ou jouera-t-il lui aussi la carte du bluff ? Allons-nous bientôt assister à un véritable combat de catch corps à corps ?
Grand perdant ?
J’apprécie regarder les combats de boxe et d’UFC chez moi. L’intensité du spectacle est telle qu’on peut entendre les craquements d’os, rappel cruel de la douleur vécue par les combattants. Pourtant, malgré la violence réelle de ces affrontements, il ne s’agit que de divertissement, et je me console en me disant que ces athlètes repartent avec des gains si gargantuesques qu’ils feraient rougir un sénateur congolais.
En République démocratique du Congo, je ressens un véritable plaisir à me retrouver devant les caméras, engagé dans un débat avec un interlocuteur qui n’hésite pas à faire briller son intelligence. Dans ce cadre solennel, chaque prise de parole devient une joute d’idées. Nous confrontons nos analyses, croisons nos références et tordons jusqu’à la dernière faille les arguments qu’on nous présente. L’intensité de l’échange tient moins à l’effervescence du spectacle qu’à la précision de la réflexion, et jamais l’un de nous n’en sort meurtri physiquement, seule notre curiosité et celle du public en sortent grandies. Ce n’est pas un divertissement vide ni un simple jeu de mots, mais une véritable contribution à la richesse de la conscience collective.
Ce duel entre Félix Tshisekedi et Joseph Kabila n’est en réalité qu’une pantomime politique dépourvue de toute substance tangible. On n’y trouve ni rupture programmatique, ni avancée concrète pour le quotidien des Congolais. Ce clash entre deux gangs politiques révèle leur indifférence à l’égard de nous, le peuple. Nous sommes relégués au rang de spectateurs impuissants, spectateurs d’un spectacle dont le vrai enjeu reste de consolider les jeux de pouvoir plutôt que d’œuvrer pour le bien commun.
L’investissement, qu’il soit étranger ou national, est allergique à la flambée des tensions politiques, surtout lorsqu’elles menacent de dégénérer en bain de sang. Le grand perdant de ce duel d’égo, c’est d’abord l’économie congolaise ; mais ce sont surtout les Congolais qui en paient la note car à chaque échange de coups entre ces deux figures politiques dominantes, un peu plus de capital social et de confiance dans l’économie nationale s’évapore.
Je ne vais pas sortir le mouchoir à grand renfort de larmes, d’autres Congolais en ont déjà le monopole, passons plutôt directement aux solutions.
La cure de quinine
A plus long terme, il faudra expulser définitivement Tshisekedi et Kabila très loin de la présidence, pas nécessairement les confiner dans une simple pièce, mais les jeter hors du palais en 2028 et réduire leurs clés en miettes. Cette idée nous chatouille l’esprit de la nation depuis un moment, mais nous sommes trop apeurés ou trop paresseux émotionnellement pour l’empoigner par les cornes.
Je ne fais aucunement référence au « fédéralisme » de salon prôné par ceux qui ont décliné mon invitation à engager la révision constitutionnelle. Ces experts d’opérette ne daignent même pas feindre une maîtrise des enjeux d’un tel processus. Leur unique obsession est de préserver l’illusion d’une jouissance opulente à l’intérieur de chaque pré carré, ce qui tente beaucoup nos appétits primitifs.
De même, je n’évoque pas l’« Initiative CENCO-ECC » pour un « Pacte social pour la paix et le bien-vivre ensemble en RDC et dans les Grands Lacs ». Les promoteurs ont eux aussi décliné toute participation à une véritable révision constitutionnelle, tout en prétendant aujourd’hui que leur projet n’en constituerait pas une. Il serait pourtant utile de leur rappeler que la Constitution est, par essence, est un « Pacte social pour la paix et le bien-vivre ensemble », tant sur le territoire national qu’avec les autres États, selon les termes et conditions fixés par la nation, et pourquoi pas selon ses caprices.
Vaut-il la peine de rappeler que l’UDPS, obsédée par son désir de demeurer au pouvoir ou par sa crainte de le perdre, n’a jamais eu de véritable projet de Constitution, malgré ses cris et ses grimaces ? Celui-ci n’existait que dans leur délire enflammé.
Je fais référence à mon projet de révision constitutionnelle, rédigé et déposé l’an dernier, disponible sur https://rdcconstitutionrevision2024.com/, qui pose d’emblée deux garde-fous indispensables : l’article 30 limite tout mandat électif à une seule reconduction au cours de la vie, et l’article 33 bannit le vote indirect pour l’ensemble des mandats, à l’exception de celui des bureaux des institutions. Ces mesures visent à briser les cycles de pouvoir à vie et les tractations opaques en coulisses, sans pour autant laisser le citoyen à distance des décisions qui affectent son quotidien.
Au lieu de céder aux sirènes d’un fédéralisme risqué, dans un pays marqué par de fortes attaches tribales façonnées par le colonialisme, ou de rester ancrées dans le pacte toxique légué par Joseph Kabila, dont il ne cesse de se vanter, il est nécessaire de conserver un État unitaire tout en adoptant, non pas une décentralisation, mais plutôt une dévolution véritablement efficace. Cette approche permettra un « désenclavement » économique concret, rapprochant les moyens de production et les services publics des citoyens, sans fracturer l’unité nationale ni ouvrir la porte aux convoitises régionales.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain