Le ver était dans le fruit. Alors que la République démocratique du Congo (RDC) célébrait enfin le versement de trois premiers paiements par l’Ouganda, soit une somme totale de 195 millions dollars américains en guise de réparation historique, une poignée d’hommes s’organisait déjà pour en détourner une bonne part. Parmi eux, Jules Alingete, ex-inspecteur général des finances, aurait troqué la rigueur pour la combine.
Derrière le vernis de légalité, des lettres signées de sa main ont maquillé une opération de prédation à grande échelle, violant les textes et dévoyant l’esprit même de justice réparatrice. Le procès Mutamba n’est que la première secousse d’un séisme qui menace d’emporter tout un système.
Des fonds détournés via des circuits parallèles, au profit de sociétés écrans. Il ne s’agit plus d’erreurs administratives, mais d’un plan méthodique de prédation. Le procès Mutamba révèle donc un système huilé où Jules Alingete n’était pas le gardien des deniers publics, mais le facilitateur en chef du détournement.
Un détournement planifié dont Mutamba n’est que la façade
Le procès du ministre démissionnaire de la Justice, Constant Mutamba Tungunga, s’est ouvert le mercredi dernier à Kinshasa, avant d’être renvoyé au 23 juillet prochain. Si l’affaire suscite déjà un vif intérêt politique et médiatique, c’est qu’elle dépasse largement la personne de l’ex-ministre. Elle met en lumière les mécanismes troubles qui ont entouré la gestion du Fonds FRIVAO, né des indemnités versées par l’Ouganda à la RDC.
Il est reproché à M. Mutamba une série de griefs, notamment avoir octroyé un marché de gré à gré validé par la DGCMP à 39 millions de dollars américains, mais signé dans le contrat à 29 millions, à une entreprise de récente création au capital de 5.000 USD, sans adresse ni personnel. Cependant, derrière les chefs d’accusation visant Constant Mutamba se dessine un système où la légalité semble avoir été contournée dès l’origine, en particulier par ceux-là même qui avaient la charge de veiller et d’implémenter les règles de bonne gouvernance.
Violation du décret FRIVAO : la forfaiture originelle d’Alingete révélée
Le cœur du problème remonte à la répartition initiale des fonds. Ici apparaît le rôle particulièrement nocif de M. Jules Alingete Key. En effet, c’est l’ancien inspecteur général des finances lui-même qui a validé une clé de répartition, en violation totale du Décret n° 19/20 du 13 décembre 2019 portant création, organisation et fonctionnement du Fonds spécial de répartition de l’Indemnisation aux Victimes des activités illicites de l’Ouganda en République Démocratique du Congo ou à leurs ayants droit, en sigle « FRIVAO ».
En effet, à l’alinéa 2 de l’article 4 de ce décret, il est stipulé ce qui suit : «Il (le FRIVAO) gère en toute indépendance, équité et transparence tous les fonds alloués à la République Démocratique du Congo, à titre de réparation des préjudices dus aux activités illicites de l’Ouganda sur le territoire congolais». Et à l’alinéa 3 du même article, il est indiqué que le Fonds a notamment pour tâches de «percevoir l’intégralité des fonds alloués à l’indemnisation des victimes.»
La lettre de l’IGF constitue l’acte fondateur d’un détournement d’Etat
Si ces dispositions sont parfaitement claires et ne sauraient faire l’objet d’aucune controverse, Jules Alingete va les violer allègrement, sans le moindre gène. Une intention malveillante assumée. En effet, c’est par sa lettre référencée 2014/PR/IGF/IGF-CS/JAK/NMM/2024 du 2 octobre 2024, qu’il décide de la répartition des fonds versés par l’Ouganda de la manière ci-après : frais de gestion de 5% attribués au cabinet du ministère de la Justice sur le montant global payé par l’Ouganda ; et sur les 95% restants : 69,2% à la disposition du FRIVAO pour l’indemnisation des victimes ; 12,3% à la disposition du FRIVAO pour l’indemnisation des biens ; et 18,5% à la disposition du gouvernement pour l’indemnisation des dommages causés aux ressources naturelles.
C’est de la sorte que se noue une relation mafieuse entre Jules Alingete et Constant Mutamba, que la suite va révéler. Sur les deux paiements ougandais de 65 millions de dollars américains chacun, soit 130 millions de dollars au total, le cabinet du ministre de la Justice se tape ainsi 5%, soit 6,5 millions USD dont il reste à expliquer l’emploi. Mais, il y a aussi les 18,5% des 95% restants après soustraction des frais de gestion, soit un pactole de près de 32 millions USD pour les trois paiements ougandais.
Cette part que Jules Alingete a réservé au Gouvernement n’est jamais arrivée au compte du Trésor. Selon des sources proches du dossier, ces différentes sommes sont restées logées dans un compte ouvert illégalement par l’ancienne ministre de la Justice, Rose Mutombo Kiese, et mouvementé par elle seule, ensuite par son successeur, Constant Mutamba Tungunga, à l’insu du ministre des Finances, en violation totale de la loi relative aux finances publiques. L’intention de détournement ne fait l’ombre d’aucun doute. La circonstance est aggravante, surtout quand on sait qu’il s’agit du Chef de Service de l’IGF, habituellement donneur de leçons.
On va donc chercher un modus operandi pour détourner. «’‘On se partage d’abord l’argent, on réfléchira plus tard’’, des pratiques qu’a dénoncées un ancien ministre des Finances. On va donc initier un projet loufoque de construction de prison sans tête ni queue afin de faire sortir ces fonds», confie un proche du dossier.
Zion Construction : Quand le bras droit d’Alingete dirige une société fantôme
Une société au nom de Zion Construction est donc créée, avec un capital de 13.500.000 francs congolais, soit 5.000 dollars américains seulement. Elle a comme associé majoritaire (51% des parts sociales) Willy Musheni, parsec et, semble-t-il, cousin de Jules Alingete. L’autre associée (49%) est celle d’une femme burundaise, Ange Inamahoro, travaillant à la Rawbank. Au diable si Zion construction n’a aucun personnel à part sa gérante, qu’il n’est pas enregistré au ministère des Infrastructures et qu’aucun terrain n’a été identifié à Kisangani pour la construction de cette soi-disant prison, Constant Mutamba fait débloquer 19 millions de dollars américains vers un compte en instance d’ouverture. La société n’a en outre, aucune adresse connue.
En effet, si ses statuts indiquent le numéro 10, avenue Wagenia, immeuble CTC, 4ème étage, dans la commune de la Gombe, le propriétaire de l’appartement, un médecin dentiste n’a jamais loué son bien immobilier à Zion construction dont il n’a jamais entendu le nom. Par contre, la société qui louait son appartement est plutôt l’entreprise chinoise Hong Feng, la même à laquelle Jules Alingete a confié la construction du bâtiment de l’inspection générale des finances … Il y a de quoi s’interroger sur tant de scabreuses coïncidences.
La CENAREF bloque, l’IGF blanchit : quand la lutte contre la corruption devient un outil de prédation
A la Cellule nationale des renseignements financiers, CENAREF, qui a bloqué l’argent versé dans le compte de Zion construction, Constant Mutamba écrit le 7 mai. Au point 8 de sa lettre, l’alors ministre de la Justice soutient : «Pour un bon suivi de l’exécution dudit marché et la surveillance des différentes transactions bancaires, nous avons sollicité l’Inspection générale des finances, par notre lettre N/R 737/CAB/ME/MIN/J&GS/CF/2025 du 3 mai 2025». Donc, l’inspection générale des finances a laissé faire un marché empreint de tant d’irrégularités ?
Entre Constant Mutamba et Jules Alingete, les faits révèlent finalement plus qu’une simple coïncidence administrative : des véritables passerelles mafieuses semblent avoir été mises en place, où chacun joue son rôle dans un mécanisme bien huilé. Tandis que Jules Alingete, alors inspecteur général des finances, appose un vernis de légalité sur des opérations manifestement contraires aux textes — notamment la répartition illégale des fonds du Frivao et en accompagnant ce marché de gré à gré trop clairement maffieux —, Constant Mutamba, de son côté, décaisse des millions de dollars en monnaie forte, au profit d’une société liée à un proche de Jules Alingete. Une collusion qui interroge sur la frontière poreuse entre contrôle public et intérêt privé, et qui fait vaciller les prétentions morales de la lutte contre la corruption en RDC.
Au-delà de Mutamba : Zion Construction, Jules Alingete et l’ombre d’un système mafieux
L’affaire Mutamba peut-elle réveiller la justice congolaise ?
Le procès Mutamba s’annonce comme un moment de vérité pour la justice congolaise. L’opinion publique attend avec impatience que toute la lumière soit faite sur les méandres de cette affaire, dont les ramifications dépassent le seul ministre de la Justice. Au-delà de la personne de Mutamba, c’est tout un réseau de complicités et de connivences qui pourrait être exposé.
La crédibilité de l’appareil judiciaire est en jeu et ce procès ne saurait être sélectif. Il devra également s’intéresser à l’entreprise Zion Construction — bénéficiaire du marché douteux — ainsi qu’à ses deux associés, dont l’un au moins est lié à l’ancien inspecteur général des finances chef de service, Jules Alingete Key. Tous les officiels cités dans le dossier devraient être entendus et, le cas échéant, poursuivis, si l’on veut restaurer un minimum de confiance dans l’État de droit.
En attendant la reprise de l’audience le 23 juillet, une chose est sûre : ce dossier pourrait constituer un tournant judiciaire et politique. Il pose la question du fonctionnement réel des institutions de contrôle, de la captation des réparations internationales et de la ligne ténue entre pouvoir et prédation.

Rhodes MASAMBA, Journaliste indépendant